En haut Paul Riff en grand tenue de magistrat, en bas, Henri Martin dans son atelier Ils partagent le même regard volontaire et presque farouche Longtemps, Henri Martin fut démodé. Né à Toulouse le 5 août 1860, il s’intéresse jeune à la peinture et suit les cours de l’École des Beaux-Arts de sa ville natale de 1877 à 1879, dans l'atelier de Jules Garipuy. Muni d’une bourse municipale, il part pour Paris où il devient l’élève de Jean-Paul Laurens. En 1885, il parcourt l’Italie en compagnie d’amis peintres dont Edmond Aman-Jean. Après avoir été brièvement séduit par le symbolisme, l’ancien élève de Jean-Paul Laurens a adopté, au tournant de la dernière décennie du XIXème siècle, la manière pointilliste de Signac et de Pissaro. Et il restera fidèle à cette manière quasiment toute sa vie, alors que les uns s’engageaient dans le fauvisme, les autres dans l’abstraction. De plus, à l’heure où la mode favorisait les expériences internationales, Henri Martin conservait un attachement indéfectible pour les paysages ensoleillés de sa province natale. C’est cette double tendance, fidélité à un style et constance régionaliste dans son inspiration, qui marqua le début de son purgatoire. Il était de bon ton dans la frange la plus radicale de la critique contemporaine de le dire en retard d’une saison, et de l’accuser de manquer d’imagination. Quelle injustice ! et pour nous, ces considérations de mode n’ont jamais pris le pas devant le plaisir qu’on éprouve devant une toile de Martin. Et nous rêvions, car sa cote était parfois très douce, de nous en offrir un, un jour. Grâce à sa donation généreuse au musée de Bordeaux, auquel il offrit 28 peintures en 1938, provoquant au passage la jalousie de Toulouse où il était né et qui n’eut rien, nous avons toujours connu et apprécié Martin. Une exposition en 2008, « Henri Martin du rêve au quotidien », organisée en collaboration avec les musées de Cahors et de Douai, nous avait d’ailleurs permis de mieux le connaître et de l'apprécier encore plus. A l’époque, la présence de toiles douaisiennes ne nous avaient pas plus interpellés que cela, et pourtant c’est là le nœud de l’histoire peu banale que je vais vous conter maintenant et qui nous a donné envie de foncer à Cahors pour visiter de nouveau une exposition consacrée au peintre. En 2009, Carole Jézéquel, commissaire priseur à Rennes, est invitée par les héritiers d’une succession qui veulent faire expertiser le contenu d’un appartement qu'ils viennent de recevoir en partage et qu’ils désirent vider. Arrivée sur les lieux, elle remarque des piles de tableaux, tous recouverts par une plaque de verre : le nom d’Henri Martin est avancé, mais comment se prononcer dans un appartement sans électricité, et alors que les toiles ne sont pas vraiment accessibles à l'expertise sous leur protection. Ce n’est qu’à l’étude, après avoir enlevé les vitres qui les protégeaient, qu’elle authentifie 43 œuvres manifestement de la main du peintre lotois. Il fallut alors mener une enquête pour comprendre comment ces toiles sont arrivées à Rennes, car c’est à Rennes que ce conte de fée a eu lieu. Il apparut rapidement que les héritiers actuels tenaient ces biens en descendance d’une certaine Pauline Riff, fille d’un magistrat douaisien Paul Riff, décédé lui-même en 1929. Pauline, restée célibataire, est morte en 1978 et elle est enterrée à Nice auprès de ses parents. On n'en sait pas plus officiellement sur les héritiers de Pauline, et peut-être a-t-il fallu sauter une génération pour qu'ils prennent conscience qu'ils possédaient un trésor dans cet encombrant tas de "croûtes" laissées par une lointaine cousine ! Car Paul Riff était un amateur de peintures et un collectionneur avisé. Il semble que les toiles, inconnues des héritiers Martin eux-mêmes, aient été achetées directement au peintre dans les années 1892-1902. On peut aisément supposer que Riff, magistrat à Douai, connaissait Henri Duhem, avocat au barreau de cette même ville, collectionneur et peintre à ses heures. Or Duhem fréquentait assidûment les artistes de l'époque, et fur un ami proche d'Henri Martin, ainsi qu'en témoigne une nombreuse correspondance entre les deux hommes. Sur 40 lettres connues échangées par les deux hommes, quatre évoquent Paul Riff. Il semble que ce soit par l'intermédiaire de Le Sidaner, peintre proche d'Henri Martin, que la rencontre entre les deux hommes ait eu lieu. A l'époque de la réalisation des toiles de la collection Riff, Henri Martin est en pleine période de recherche : appropriation de la touche pointilliste par un travail très approfondi sur la couleur et la lumière. Travail en modelés, tout en douceur, réalisations en contre-jour qu’il affectionnera de plus en plus… son style, très personnel, est en train de s’affirmer, ce qui rend ces toiles encore plus précieuses. Après cette découverte, Maître Jézéquel n’a plus qu’à s’adjoindre les compétences d’un expert de la période et « la vente de la décennie » (voire, pour Rennes, celle du siècle) a lieu le 1er avril 2012 à Rennes, après une exposition à Paris du 12 au 24 mars, puis à Rennes du 28 au 31 mars. La collection est estimée entre 1.5 et 2 millions d’euros, les acheteurs se pressent, collectionneurs, amateurs, antiquaires, musées… Celui de Cahors est en bonne place pour tenter d’arracher le plus de lots possibles en vue d'enrichir ses collections. La petite salle des ventes située sur la place des Lices, au centre de Rennes, n'était pas assez grande pour accueillir la foule venue assister à l'événement. Les curieux sont installés à l’extérieur, devant de grands écrans, tandis qu’à l’intérieur les acheteurs font flamber les prix. Le montant total des enchères est presque le double de l’estimation, 3.441.000 euros, les étrangers, anglais, américains, chypriotes, se battant avec parfois des moyens plus importants que les amateurs fidèles, qui connaissent et aiment Martin car c’est un régionaliste apprécié et déjà fort bien coté. Le clou de la vente est atteint par un admirable contre-jour intitulé « Jeune fille devant le bassin de Marquayrol » qui était estimé entre 120 000 et 160 000 euros et que le Musée des Lettres et Manuscrits de Paris arrache finalement pour le record de la vente, 750 000 euros. La municipalité de Cahors, qui avait lancé une souscription pour l'achat d’œuvres du peintre local (souscription qui est encore en cours car il faut bien participer aux frais engendrés par l'achat des autres toiles *) n'a malheureusement pas eu les moyens de s'en porter acquéreur. Il sera exposé Boulevard Saint Germain aux côtés de la correspondance de l’artiste, et signe le record mondial de prix pour une œuvre d’Henri Martin. Toutes les estimations s’envolent, doublent, triplent, et sont même parfois, comme pour Fascination (avec son cadre d'origine sculpté par Henri Bellery-Desfontaines, comme pour de nombreuses toiles de la vente), multipliées par 10. Et l’État préempte à tour de bras pour les musées français, 16 toiles au total qui iront rejoindre les 17 que possède déjà le musée Henri Martin de Cahors. Admirons un instant cette délicieuse "Jeune Fille devant le bassin de Marquayrol" : encore adolescente, Henri Martin l'a installée devant le bassin de sa maison lotoise, dans ce décor qu'il affectionnait pour magnifier la jeunesse et la délicatesse de ses modèles féminins. Le visage de trois-quarts de la jeune fille, encore arrondi par l'enfance, rappelle cependant les femmes pensives que le peintre aimait à représenter dans sa période symboliste, encore toute proche à cette époque. La lumière ricoche sur les margelles du bassin, laissant le profil dans l'ombre. Le cadrage resserré ne laisse pas voir le ciel, mais celui-ci est cependant très présent grâce à son reflet dans l'eau du bassin. La surface miroitante, changeante, qu'on voit littéralement bouger, est bien sûr un motif de virtuosité pour l'artiste. Mais elle est aussi l'illustration des agitations de l'âme de cette enfant qui va bientôt entrer dans l'âge adulte et dont les ardeurs sont aussi fortes que les inquiétudes. Ce tourbillon au centre de la toile vient contredire la sérénité de la scène, dans l'air immobile de juin. Les fleurs qui piquent de couleurs discrètes le haut de la peinture, rappelant comme autant de touches délicates la féminité de la robe rose, sont celles du tout début de l'été : l'enfant est en train de se métamorphoser en femme. Bientôt elle attachera ses cheveux en un lourd et sobre chignon, et le ruban bleu ciel, ce ciel absent et pourtant si proche, ira rejoindre les jouets de l'enfance dans le coffre aux nostalgies. A SUIVRE HENRI MARTIN 2 - Une exposition rare à Cahors HENRI MARTIN 3 - Labastide du Vert HENRI MARTIN 4 - L'atelier de Marquayrol HENRI MARTIN 5- La fresque de Marquayrol * Vous pouvez encore participer à cette souscription jusqu’au 15 septembre : le bulletin à imprimer est ici Par ailleurs le communiqué de presse qui présente cette souscription et rappelle les avantages fiscaux du mécénat d'art, précise : "Seize toiles en tout viennent enrichir la collection du musée qui porte son nom pour une somme de 1,5 million d’euros. Pour la Ville, l’occasion était unique de compléter le fonds de l’exposition permanente du Musée de Cahors Henri-Martin par des toiles aussi bien majeures pour l’oeuvre de l’artiste que symboliques du lien entre le peintre et le village de Labastide-du-Vert, où il vécut et repose depuis. Désormais, ce sont près de cinquante tableaux d’Henri Martin qui constituent le coeur de la collection du musée, un patrimoine qui crédite d’autant le projet scientifique et culturel intégré au vaste programme de rénovation de l’établissement à venir. Un financement partagé. L’État a participé à hauteur de 500 000 €, la Région Midi-Pyrénées de 300 000 €, le Conseil général du Lot de 200 000 €. La Ville de Cahors a investi 373 236 € et la souscription (particuliers et entreprises) a permis de trouver les 120 000 € supplémentaires qui ont servi à l’acquisition de ces nouvelles oeuvres.